J’ai écrit cette nouvelle pour le concours Adeli, sur le thème de l’intelligence artificielle. Le défi était d’insérer dans le texte, de 10 000 caractères (espaces comprises) maximum, la phrase : « S’il vous plait… dessine-moi une “IA”. Défi relevé ! Ma nouvelle a été sélectionnée pour paraître dans le recueil.


« Nous vous félicitons de la qualité (originalité, intérêt, style et émotion juvénile) de votre nouvelle, que notre jury a retenue pour paraitre dans le recueil. »

— Le jury

Un citoyen pas comme les autres

Il aura fallu le sauvetage du petit duc pour qu’Adrian devienne l’objet de toutes les attentions. De son exploit, il ne lui restait qu’une bribe d’images. Oscar, le petit dernier de la fratrie Soulk, prit d’une irrésistible envie de nourrir les poissons, se précipita tambour battant vers l’étang. Emporté par la légère pente et son élan, il ne put ralentir sa course. Cela lui valut de se retrouver tête la première dans une eau glacée. La température de la nuit précédente n’avait pas excédé les cinq degrés. Paralysé par le froid, le petit corps s’immobilisa pour flotter sur le ventre. Devinant qu’une catastrophe allait se produire, Adrian s’était déjà mis à courir pour plonger au secours du garçon. Il eut tout juste le temps de l’extirper du bassin, qu’il s’écroula à ses côtés sur la rive. Les deux corps étendus furent ensuite secourus par des témoins.

Adrian reprit connaissance le lendemain. On avait pris soin de le raccompagner chez lui. Il reconnut les quatre chiffres de son matricule – 4154 – apposés sur le vestiaire en métal qui lui faisait face, alors qu’il ouvrait les paupières. Après un rapide coup d’œil autour de lui et la confirmation qu’il se trouvait bien dans son box, il franchit la lourde porte métallique qui le séparait du couloir. Un alignement de quarante huit box, qui constituait le niveau -5, trouvait en ses deux extrémités un escalier. Il emprunta le plus proche et retourna machinalement à ses fonctions de jardinier. Il ne remarqua pas les regards curieux et interrogateurs qui le suivaient tandis qu’il rejoignait son atelier. C’était la semaine durant laquelle les arbres fruitiers devaient être taillés. L’automne achevait bientôt son passage pour laisser sa place à la saison qu’Adrian affectionnait le moins. Son équipe était déjà attelée à la tâche, il aperçut au loin Brevan, occupé avec un poirier. Il se hâtait quand un garde vint à sa rencontre.

La duchesse Soulk le conviait au palais.

Une occasion pareille ne pouvait se décliner. Il reposa le sécateur qu’il venait tout juste d’attraper et se surprit d’apprécier l’opportunité qui lui était donnée. Un sourire satisfait illuminait son visage tandis qu’il suivait le garde. Il connaissait par cœur les moindres recoins des jardins et du parc, mais il n’avait jamais emprunté les allées du palais. Il lui arrivait parfois de guetter l’intérieur au travers d’une fenêtre ouverte sans que la magnificence du lieu ne lui parvienne distinctement, générant en lui une frustration.

A l’approche du palais, il entendit des rires s’échapper du premier étage. Il put certifier sans hésitation qu’il s’agissait du rire d’Oscar, ce qui le réconforta au point qu’il en soupira de soulagement. Depuis qu’il avait repris connaissance, la question sur l’état de santé du garçon ne le quittait pas. Il avait contenu son inquiétude jusqu’à pouvoir la nier, mais entendre le rire du jeune duc lui rappela toute l’affection qu’il lui portait. Il comprit par là même que cela devait être pour le remercier qu’on lui permettait de pénétrer l’espace privé du Duché de Soulk.

Adrian était un héros.

Il fut reçu dans un salon. La duchesse Soulk et Barry Kivick étaient déjà installés dans deux des six fauteuils tapissés. Deux sofas du même acabit complétaient le coin détente de la pièce. Les tissus aux motifs floraux ainsi que des plantes et des vases de fleurs parsemés çà et là donnaient un air de jardin au salon. Adrian se sentit dans son élément et prit place sur le sofa que lui avait désigné un valet de la main, situé face à ses hôtes. Barry Kivick prit la parole en premier :

– Bonjour Adrian. Nous sommes heureux de t’accueillir. Tu as fait preuve d’un grand courage hier. Nous tenions à en parler avec toi.

– Nous tenions tout d’abord à te remercier Adrian, précisa la duchesse d’un ton chaleureux. Tu as sauvé Oscar.

– Je vous en prie, Duchesse, je n’ai fait que mon devoir de citoyen.

La duchesse Soulk et Barry Kivick échangèrent un regard stupéfait quand Adrian prononça le mot citoyen. Barry enchaîna une série de questions :

– Adrian, quel est ton matricule ?

– 4154.

– Quand t’a été attribué ton prénom ?

– Le prénom Adrian m’a été attribué il y a 2145 jours.

– Quelle est ta fonction ?

– Je suis le jardinier chef du Duché de Soulk.

– Peux-tu me dire qui je suis, quelle est ma fonction ?

– Vous êtes Barry Kivick, l’ingénieur principal de Soulk Inc.

– Suis-je un citoyen ?

– Oui.

– Ai-je un matricule ?

– Non.

– Adrian. Es-tu un citoyen ?

– …

– Adrian ?

– Je ne suis pas un citoyen.

Alors que Barry Kivick s’apprêtait à faire dire à Adrian qui il était vraiment, le petit duc fit une entrée fracassante. La porte qui menait à la cuisine claqua derrière lui alors qu’il cavalait en direction d’Adrian pour se jeter sur lui.

De toute évidence, Oscar se portait bien.

Au contact de l’enfant, Adrian se sentit enveloppé par un nuage de douceur et se laissa emporter en arrière sous son poids. Ils rirent de bon cœur, comme ils le faisaient en jouant à cache cache ou à chat dans le jardin. La duchesse se leva et agrippa son fils :

– Laisse donc notre invité. Tu ne devrais pas être là. Je t’avais demandé de rester dans la salle de jeux avec tes frères. Nous devons parler avec Adrian.

– J’ai vu Adrian par la fenêtre. Je viens lui dire bonjour. C’est mon ami ! Et en plus, il m’a sauvegardé !

– Il ne t’a pas sauvegardé, il t’a sauvé, rectifia sa mère avec un sourire aimant.

– Je veux rester. Moi aussi, je veux parler avec lui !

Barry convainquit la duchesse d’accepter la requête d’Oscar.

 – Duchesse, laissez le petit rester. C’est très inédit tout ça.. intéressant…

Alors que la duchesse installait son fils sur l’un des autres fauteuils, qu’il quitta aussitôt pour rejoindre Adrian sur le sofa, Barry reprit son questionnement :

– Adrian, j’ai encore quelques questions. Oscar est-il ton ami ?

– Oui.

Le petit duc ne put s’empêcher d’émettre un commentaire : « Bah oui, trop facile comme question ! », qui fut suivi d’un
« Chut ! » réprobateur de sa mère.

– Sais-tu nager ? reprit Barry.

– Je ne peux pas nager.

– Pourquoi ?

– L’eau peut m’être fatale.

– Pourtant, tu n’as pas hésité à plonger hier. Pourquoi ?

Avant de répondre, Adrian baissa les yeux sur l’enfant et tenta de trouver une explication.

– Je… Je n’ai pas intégré les conséquences… J’ai agi sans réfléchir…

– Il a sauté parce que c’est un héros ! cria Oscar en soutien.

Barry Kivick se tut après avoir informé la duchesse qu’il devrait revoir Adrian plus tard et que, pour le moment, il souhaitait l’observer en compagnie de son fils. Il se creusait les méninges sur ce qu’il lui semblait pourtant être improbable.

Adrian était différent.

A la demande de la duchesse, et dans l’espoir que cela canalise l’énergie de son enfant, le valet avait apporté des feuilles de papier et des crayons de couleurs au garçon. Oscar avait déjà gribouillé sur deux feuilles quand il en tendit une à Adrian.

– Tiens, on va dessiner. Quelle couleur tu veux ?

Il lui montrait ses crayons et prit le rouge pour lui.

– Moi, je vais dessiner le soleil de la planète Voxy.

– D’accord, et que voulez-vous que je dessine ?

Le petit se mit un doigt sur la bouche et leva les yeux pour faire mine de réfléchir.

– Dessine-moi une “IA” !

Sa mère le reprit immédiatement :

– Oscar, ne t’ai-je pas appris à dire s’il vous plaît.

– Si maman.

– Alors…

– S’il vous plaît, dessine-moi une “IA”, récita Oscar.

Adrian s’exécuta, prit un crayon et noircit sa feuille de plusieurs dessins. Les Intelligences Artificielles étaient représentées à la perfection. Son coup de crayon était impeccable et précis. Oscar attrapa vigoureusement la feuille quand il vit qu’Adrian lui tendait. Il s’étonna avec un air vexé :

– Mais tu as oublié un modèle ?

– Je ne crois pas, non. Vous êtes sûr ? Laissez-moi voir.

Ils se penchèrent tous les deux sur le dessin. Adrian se gratta le menton :

– Hum… qu’ai-je pu oublier…

– Regarde bien ! s’exclama Oscar, rieur.

– Je regarde… Je regarde… Ah oui ! Que je suis bête !

Adrian colora la feuille avant de la tendre à nouveau à Oscar.

– Voilà ! Cette fois c’est bon, n’est-ce pas ?

L’enfant riait tout en secouant la tête pour confirmer, copié par Adrian qui s’esclaffa à son tour.

Barry Kivick curieux, leur demanda la raison de leur joie :

– Montrez moi cette feuille, j’aimerai voir ce qu’il y a de si drôle.

Il s’empara du papier et l’inspecta. Il reconnut chaque modèle que lui-même avait inventé. Mais pour lui, il en manquait encore un, alors qu’un autre lui était inconnu.

– Adrian, il en manque encore un ! dit-il.

Les rires se stoppèrent et les deux amis lui lancèrent le même regard agacé. Barry ajouta :

– Et qu’est-ce donc cette espèce de robot multicolore ?

– C’est un Vomibomb ! C’est notre idée ! piailla fièrement Oscar avant d’ajouter :
Il faut pas l’embêter. Parce que si on l’embête, après il vomit. Et nous, on a dit qu’il vomit des bonbons. Comme ça, on fait exprès de l’énerver. Vous avez compris ?

– Euh, je crois oui, balbutia Barry.

– C’est pour avoir des bonbons qu’on l’embête ! précisa tout de même Oscar tout sourire.

– Oui d’accord Oscar. Adrian, tu as oublié de dessiner le modèle le plus évolué. Pourtant tu…

– J’ai dessiné tous les modèles, le coupa Adrian. Lequel dites-vous qu’il manque ?

– Moi je sais ! s’interposa l’enfant en se redressant. Mais j’ai rien dit parce que je sais qu’Adrian il aime pas…

Il ne finit pas sa phrase et se blottit contre son ami avant de poursuivre :

– Mais tu sais pour moi, ça change rien. Tu es quand même mon ami.

Adrian passa son bras autour de l’enfant pour le serrer tout contre lui. Il demanda à Barry de lui restituer la feuille et la compléta.

– Je suis désolé. C’est vrai, j’avais omis cette référence. Votre invention la plus évoluée.

Adrian se détacha de l’étreinte de l’enfant, lui promit de jouer avec lui bientôt, et se leva en demandant la permission à la duchesse de se retirer. Elle accepta, confuse. Barry Kivick restait pantois.

Adrian, matricule 4154, I.A. de type humanoïde, réintégra son box ; il ruminait :
« Je ne suis pas un citoyen ».

Une larme coulait sur sa joue droite.


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