Sigrid
Voyagez avec Sigrid sur les mers mythiques nordiques
Le Sleipnir, notre puissant navire, coupait les flots tel la lame de ma meilleure hache. Les vents, en tout point en notre faveur, nous poussaient depuis plusieurs semaines. Les runes sculptées sur la coque avant ne mouillaient presque jamais. Nous survolions l’océan qui nous offrait des eaux dociles. Ce voyage retour était béni. Cette bonne étoile, c’est à notre cheffe, Sigrid, que nous la devions.
Un soir d’hiver, alors que Sigrid n’était encore qu’une enfant, dans sa septième année, un aigle de mer, très jeune lui aussi, vint se poser sur son épaule droite et dès lors il ne la quitta plus. Cette amitié soudaine et surprenante était indéniablement le présage d’une grande destinée. Le chef de notre clan, Gunnar, décida alors d’initier Sigrid au combat et de lui faire enseigner les préceptes de la navigation. Pour lui, un aigle de mer était, sans doute possible, le signe qu’elle serait une navigatrice hors pair. Elle fut formée à l’égal des garçons et ne bénéficia d’aucun traitement de faveur. Ne rechignant pas à la tâche, malgré son âge, elle avait suivi son entraînement avec rigueur. Sigrid s’exerçait toujours avec son oiseau, Magnus, perché sur elle. Que ce soit lors de la simulation d’une attaque pour tester les réflexes de défense des initiés, ou en sortie en mer pour pêcher, son fidèle compagnon à bec crochu trouvait sa place et l’aidait à accomplir ses exercices. C’est ainsi que son esprit vif s’était naturellement allié à celui plus instinctif de l’animal. La communication qui les reliait était imperceptible de nous tous, mais nous avions vite compris que ces deux-là étaient devenus indissociables et même redoutables. Il suffisait que son oiseau s’envole à peine quelques secondes pour qu’il lui rapporte ensuite toutes les informations dont elle avait besoin pour contrer les manœuvres d’entrainement. Le rapace avait, aussi, la qualité de savoir se faire discret. Certains d’entre nous émettaient l’hypothèse qu’il avait un don d’invisibilité. Il m’arrivait d’y croire. Sigrid fut la seule apprenante à pouvoir déjouer les stratégies mises en place par les entraîneurs. Son aptitude au combat parachevait leurs tours de prestidigitation. Ce duo était imparable. Pour ce qui était de pêcher, son bel aigle n’avait qu’à la guider et les bancs de poissons se jetaient dans ses filets. Quant à la navigation, elle en comprit aisément et rapidement les rudiments.
En grandissant, Sigrid s’était démarquée physiquement des autres jeunes filles, et même de l’ensemble du clan à vrai dire. Nous étions blonds ou roux et nos yeux clairs se différenciaient par des teintes vertes ou bleues. Alors que ses longs cheveux, qui s’étaient noircis, et ses yeux de même couleur, lui donnaient un air sombre et mystérieux. Sa beauté était unique. La force, qu’elle était capable de décupler pendant les combats, ne pouvait être décelée au premier regard tant son apparence était svelte et gracieuse. Elle était devenue au fil du temps une guerrière agile, digne de ce nom. Les hommes de notre clan la craignaient et la respectaient. Et secrètement, tous l’admiraient.
Pour ses vingt ans, Gunnar lui fit construire un navire. Il était temps qu’elle embarque. Pour sa première expédition, il lui alloua un équipage de vingt hommes et presque tous furent volontaires, moi le premier. Elle eut la possibilité de désigner les autres. Aucun ne refusa. Dès lors, notre allégeance à son commandement était acquise et infaillible.
Nous partîmes par un beau matin d’été et ainsi s’achevait notre expédition, lors d’un printemps naissant, dans une ambiance réjouissante, similaire aux premiers jours mais pour d’autres raisons. La joie de bientôt revoir nos proches et la fierté d’un commerce fructueux se mêlaient à la sérénité d’un voyage sans accroc. Notre robuste bateau, baptisé le Sleipnir par Sigrid, en hommage au cheval d’Odin, capable de chevaucher dans les airs, voguait tel l’équidé divin.
Viggo, le plus ancien d’entre nous, ne voyait pas cela du même œil. Il ne cessait d’implorer le dieu Njörd pour qu’il tienne à l’écart Ægir.
Je tentais de le raisonner :
— Laisse donc les Dieux en paix ! Nous n’avons pas besoin du soutien de Njörd. La mer est calme. Ægir n’est pas dans le coin.
— N’ignore pas mes craintes, Lars ! C’est bien trop facile. Nous n’avons rencontré aucune embûche depuis notre départ. Tout s’est tellement bien déroulé. Le voyage… le commerce… les pactes… cela a été si simple. Même les rats n’ont pas infesté notre cargaison ! As-tu déjà vu ça ?
— Tu devrais plutôt t’en réjouir ! Nous avons la chance d’être menés par la plus grande cheffe que le royaume ait connu. Regarde-la ! Qui voudrait s’en prendre à elle ? Agrippe-toi à ma confiance et laisse-toi imprégner par elle.
Sigrid se tenait à l’avant du bateau, son aigle bien accroché à l’épaule. Le coucher de soleil captait toute son attention, elle n’entendit pas Viggo quand il l’interpella subitement :
— Sigrid ! Que te dit ton aigle au creux de l’oreille ?
— Laisse-la ! M’écriai-je aussitôt.
Je respectais leur intimité.
— Son oiseau vient de revenir. Il est peut-être en train de la prévenir d’un danger, reprit-il.
— Ou alors, il lui décrit le bon goût qu’avaient les poissons qu’il vient d’ingurgiter ! Il est parti se nourrir, tu le sais bien. Et ce qu’il lui dit ne te regarde pas. Je ne te comprends pas Viggo. Voilà des mois que nous naviguons sous les ordres de Sigrid et tu sembles aujourd’hui t’en méfier. Alors qu’elle nous a menés à la réussite ! Il n’y a qu’à observer nos tonneaux et nos sacs pleins. Nous rentrons à la maison et nos cales n’ont jamais été aussi bondées !
— Oui c’est vrai, mais…
— Quoi ? l’interrompis-je.
— C’est pas normal tout ça. Sur Odin, crois-moi !
Nos regards se fixaient, le sien était apeuré et triste. J’essayai encore de le ramener à la raison en nous remémorant l’utilité du lien qui unissait Sigrid à son aigle.
— Te souviens-tu de la première fois où Sigrid nous a dit que son aigle communiquait avec elle ?
Il soupira :
— Bien-sûr que je m’en souviens. Elle a dû nous convaincre pendant des heures, car nous pensions tous à une farce d’enfant.
— Et ?
— Elle disait la vérité. Les hommes de Terre Rouge préparaient bien une attaque. Nous avons organisé notre défense, malgré nos doutes, et nous les avons contrés quand ils ont débarqué. Grâce à elle. Et à son oiseau qui l’avait informée.
— C’est ça ! La vérité pour notre survie. Elle ne nous mentira jamais. Si un danger devait arriver, elle nous en avertira pour qu’on se prépare au combat, quel qu’il soit. Mais là, tu vois, elle est sereine. Son oiseau aussi. Alors, arrête de t’inquiéter et viens boire de l’hydromel avec moi. Trinquons à notre retour chez nous !
Je tournai la tête en sa direction quand il posa aussi les yeux sur elle. Elle nous tournait le dos, son attention figée sur l’océan. Reliée à son aigle, elle était comme déconnectée du monde. Il se passa quelques secondes ainsi, puis elle eut un geste imprévisible. Elle empoigna sa hache fortement de la main droite, sans la brandir. Comme si elle cherchait à s’accrocher. Viggo me tira alors le bras pour attirer mon attention :
— Sereine tu disais ?
Je n’eus pas le temps de répliquer. Elle se retourna et m’appela d’une voix méconnaissable. Ses yeux révélaient une teinte opaque que je n’avais jamais décelée. J’en frissonnais.
— Lars ! répétait-elle.
Je me précipitai à ses côtés.
— Ton aigle a vu quelque chose ? demandai-je, inquiet.
En réponse à ma question, je vis l’oiseau bondir et déployer ses ailes au-dessus de notre embarcation. Il se mit à glatir tout en virevoltant autour de nous. Il sonnait l’alerte.
— Sigrid, dis-moi ce qu’il se passe, bon sang !
Je m’impatientais.
— Préviens tous nos hommes. Nous allons essuyer une tempête !
Viggo ramassa la bouteille d’hydromel que j’avais laissée sur le sol près de lui. Il en but une grosse goulée et cria à mon intention :
— Je te l’avais bien dit. Tout était trop tranquille. Et maintenant, le dieu Ægir n’a plus qu’à venir prendre tout ce qu’il désire. Il nous attendait. Il s’est juste assuré que tout se passe bien, que nous ramenions une bien belle et grosse cargaison. Et maintenant, il nous envoie son armée de vents violents et de torrents d’eau. Il vient prendre son dû.
J’interrogeai Sigrid :
— Qu’a vu ton aigle ? Dis-le-moi !
— Viggo a deviné.
Le ton de sa voix était détaché, elle réfléchissait.
— Ægir va nous attaquer ?
— Il veut quelque chose qui se trouve sur ce bateau.
— Implore le Dieu Njörd de nous venir en aide. Toi, il t’entendra.
— Il ne nous aidera pas. Ægir lui a demandé l’autorisation, et il a accepté. C’est ce qu’a vu Magnus. Njörd voulait intervenir, mais Ægir l’a convaincu de le laisser faire. Magnus n’a pas entendu les raisons qui ont été évoquées. Mais les Dieux se sont mis d’accord. Ægir ne subira pas les conséquences de son acte. Il en a obtenu l’approbation.
Elle contenait sa colère, je le devinais au rictus qui déformait sa bouche. Déconcerté, je ne pouvais y croire. Cela me semblait impossible que les Dieux s’en prennent à elle.
— Mais c’est insensé ! Tu es sous protection divine !
— Il faut croire que je ne le suis plus, ou que l’on s’est trompé à ce sujet. Les Dieux sont ainsi, ils sont changeants. Mais ne t’en fais pas., nous n’allons pas nous laisser prendre ce que nous avons durement gagné. Nous allons changer de cap pour le sud. Ægir arrive par le nord. Nous allons esquiver cette tempête, aussi divine soit-elle !
Elle rassembla l’équipage et définit les tâches de chacun. Nous devions nous exécuter rapidement. Son aigle revint s’agripper à elle. Elle donnait ses ordres sans hurler et la panique ne prit pas part à cette future lutte. Chacun savait ce qu’il avait à faire. Même Viggo s’était ressaisi et emparé d’une rame. Nous déviâmes de notre trajectoire initiale dans un demi-tour fulgurant, laissant derrière nous l’espoir de proches retrouvailles. Le cœur battant, nous étions bien décidés à ne pas laisser ce dieu de la mer transformer nos marchandises en un vulgaire butin.
Le premier coup de tonnerre me fit sursauter. Je n’étais pas un homme peureux mais un mauvais pressentiment vint me perturber l’esprit. Et si c’était notre dernière heure ? Je chassai immédiatement ses pensées négatives en cherchant notre cheffe du regard. De la voir me rassérénerait. Je n’eus pas le temps de la trouver, un gros coup de vent me fit perdre l’équilibre et je me retrouvai la tête dans un bac à saumons. Notre pêche du matin avait été fructueuse et les braves bêtes semblaient ironiser sur mon sort : ”On dirait bien qu’Odin veut que tu nous accompagnes dans son royaume des morts”.
Je ne savais pas si la mort viendrait me chercher, mais il était hors de question que ce soit ici, dans ce maudit bac à poissons. Je me relevai, déterminé à trouver Sigrid et combattre à ses côtés. Jusqu’à ce que la mort m’emporte, s’il devait en être ainsi. Le bateau se mit à tanguer dangereusement et j’eus du mal à maintenir ma stabilité. Je tenais malgré tout debout et je me dirigeai vers l’avant où j’étais sûr de trouver Sigrid. Elle ne vacillait pas, son aigle fièrement accroché à elle. Dans d’autres circonstances, j’aurais pris le temps d’admirer cette scène tant je la trouvais majestueuse. Là, debout face à d’énormes vagues qui ne l’impressionnaient pas, elle commandait :
— Nous ne prenons pas assez de vitesse. Ramez plus vite !
Elle se retourna vers l’équipage qui s’épuisait à la tâche.
— Vous êtes forts, vous pouvez donner plus encore ! Pensez à vos femmes, à vos enfants et à l’hydromel qui coulera à grandes goulées dans votre gorge à notre retour.
Dans un râle commun, les hommes se mirent à décupler leur énergie. Sigrid se mit à hurler en direction du ciel :
— Tu peux venir Ægir ! Nous sommes prêts à t’affronter. Tu ne sais pas à qui tu t’attaques. J’ai là, sous mes ordres, les hommes les plus vaillants du royaume de Norvège. Tu crois pouvoir nous atteindre ; et bien essaie pour voir !
Ses paroles encouragèrent de plus belle mes camarades. J’arrivai à la hauteur de Sigrid quand, dans un même cri, je les entendis :
— Nous ne mourrons pas, ni ici ni maintenant !
C’était notre cri de guerre.
Leurs pieds battaient le sol à l’unisson. Un coup de rame, un coup de pied. Nous rivalisions avec le tonnerre.
Je les accompagnais et me mis à hurler, le poing levé :
— Nous ne mourrons pas, ni ici ni maintenant !
Sigrid me souriait.
— Tu es là. J’ai eu peur que tu ne sois passé par-dessus bord, me dit-elle sur un ton moqueur.
Elle avait encore l’esprit à plaisanter. De toute sa vie, je ne l’avais jamais vu défaillir. C’était une femme digne d’être reine et elle possédait toute ma loyauté. Âgé de quinze ans de plus qu’elle, j’étais le témoin de sa destinée hors du commun. Sa singularité était presque surnaturelle. Tout en elle dégageait de la grandeur et de la beauté, mais c’était bien plus sa lumière intérieure qui était magnifique. Je l’admirais et j’aurais donné ma vie pour elle. Nul homme n’a à rougir de l’amour qu’il porte à quelqu’un. Je l’aimais de tout mon être et sa vie comptait plus que la mienne. Le royaume d’Odin pouvait bien m’ouvrir ses portes, à condition qu’il les referme devant elle.
— Tu crois pouvoir te débarrasser de ton meilleur soldat aussi facile-
ment ? Parce qu’un dieu capricieux à décider de s’amuser avec nous.
Derrière nous, ce qui devait être un risque passé nous rattrapait inévitablement. Les nuages menaçants ne se laissaient pas distancer autant que nous l’espérions. Nous avions pourtant atteint une allure rapide, mais cela ne nous permettait pas de nous tenir hors d’atteinte. Chacun d’entre nous puisait toute la force qu’il lui restait au fond des tripes. Les rameurs et leurs muscles brûlaient sous la douleur d’un effort surhumain. Notre barreur luttait contre les bourrasques pour ne pas lâcher sa prise. La voile menaçait de se déchirer. Sigrid demanda à Tobias de l’affaler afin de la préserver. Il s’exécuta non sans mal et réussit à mener à bien cette tâche. Mais, au moment de regagner sa place, il chuta et sa tête vint lourdement heurter le sol. Il ne bougeait plus quand je me précipitai à son secours. Sigrid se crispa quand elle me vit traîner son corps à l’arrière et le caler sous des sacs, que l’on avait rempli lourdement. Je la rassurai dès que j’eus terminé de sécuriser au mieux mon vieil ami. Je savais l’affection qu’elle lui portait. Tobias était comme un père pour elle, puisqu’il l’avait élevée comme sa fille, après avoir convolé avec sa mère en deuxième noce. Le couple avait alors fondé une nouvelle famille en unissant les membres de leurs premières. Le veuvage les avait réunis et le chagrin avait succombé sous l’effet de l’affection sincère d’une nouvelle famille.
— Tout va bien, il est vivant. Juste un peu assommé. Une bonne dose d’hydromel à son réveil et il sera de nouveau sur le pont avec nous !
Je lui mentais, pour la première fois.
Je n’en étais pas fier et la vérité était que je m’inquiétais, moi aussi, pour Tobias. Sa plaie au crâne saignait beaucoup et je n’avais pas pu vérifier la profondeur de sa blessure. J’avais improvisé un bandage avec la toile d’un sac vide, que j’avais déchiré à la hâte. Qu’Odin puisse être avec toi, avais-je alors prié avant de le laisser.
Sigrid me fit un sourire reconnaissant et parla à voix basse à son aigle. Il s’envola immédiatement vers le cœur de la tempête. Il ne se passa que quelques minutes avant qu’il ne revienne. À l’écoute de ce qu’il lui rapportait, elle blêmit. Je la questionnai pour savoir ce que son oiseau avait vu. Mais aucune réponse ne me fut transmise. Elle s’adressa alors au ciel en brandissant sa hache vers lui :
— Si tel est ton vœu, je l’accepte. Mais en échange, je te demande de garder mes hommes sains et saufs. Tu dois aussi accepter de leur laisser le bateau et tout ce qu’il contient. Ils ne méritent pas de subir les frasques de ton caprice.
À ses paroles, le tonnerre s’amplifia. Le vent s’intensifia et notre navire se mit à tanguer dangereusement. Je pris peur, vraiment peur. Non pas que la tempête m’effrayait, mais l’attitude de Sigrid me terrifiait. Elle donna l’ordre au barreur de faire demi-tour. Je tentai de la faire changer d’avis.
— C’est mon destin, me dit-elle, d’une voix douce qui se voulait réconfortante.
Le barreur, stupéfait, ne s’exécuta pas. Ses mains lâchèrent le gouvernail, à l’instar de celles des rameurs qui laissèrent les rames sans prise. Tous semblaient comme hypnotisés et subitement immobiles. Le Sleipnir fit alors un demi-tour sans qu’aucune intervention humaine ne le permette. Choqué, je leur criai de réagir.
— Ils ne t’entendent pas. Cesse de hurler, tu vas t’érailler la voix pour rien. Ce serait dommage, une si jolie voix ! ironisa Sigrid.
Elle faisait allusion à un soir d’été. Alors que je me croyais seul sur la plage à admirer le coucher du soleil, il me prit l’envie de chantonner. L’hydromel avait ruisselé ce soir-là, c’était la cause de cet engouement soudain pour le chant. Je gazouillais joyeusement, mêlant notes aiguës et graves, au gré d’une mélodie que j’affectionnais, quand un rire moqueur parvint à masquer ma propre voix. Je n’étais pas seul sur cette plage. Sigrid profitait également de la vue et s’amusait de ma compagnie. Depuis, elle aimait bien me rappeler ce souvenir ; mais là, ce n’était pas le moment opportun.
— Tu crois vraiment que le moment est bien choisi pour rire ? répliquai-je.
Guidé par la crainte, je la saisis par le bras. Je ne craignais pas de perdre la vie, non. Ma crainte était de la perdre elle. Je la serrai fort, comme si cela empêcherait quoi que ce soit. Je l’implorai du regard. Avec un sourire serein, elle m’enlaça et je sentis sa joue gauche contre la mienne. La chaleur de cet instant s’imprégna pour toujours dans mon esprit. Dans un long murmure, elle s’adressa à moi, pour la dernière fois :
— J’accomplis ma destinée, ne sois pas inquiet pour moi. Tu as été le meilleur des compagnons. Ton amitié restera gravée en moi et je ne cesserai jamais de t’aimer. Tu as toujours su que j’étais différente et tu as veillé sur moi comme un frère. Fais-moi confiance encore une fois. Lorsque tu seras rentré, prends soin des miens. Et quand tu seras trop triste, tu iras sur la plage et tu me chanteras ta chanson. Je serai là pour t’entendre, je te le promets.
Un baiser sur mon front conclut son propos. Elle se détacha de notre étreinte et fit deux pas en arrière. Je ne pus la retenir, une vague gigantesque s’abattit sur nous. Je fus projeté en arrière et le mât me fit repartir en avant pour finir sur les genoux. Je relevai immédiatement la tête pour chercher Sigrid. Elle n’était plus là. Elle et son oiseau avaient basculé dans la mer. Je me précipitai pour me pencher. Je pouvais encore la sauver de ces eaux vives, mais je ne la voyais nulle part. Soudain, la tempête disparut et le ciel recouvra son état clément. Les nuages disparurent rapidement malgré un vent redevenu calme.
Il nous fallut plusieurs heures pour sortir de notre torpeur commune et reprendre le cours de notre voyage retour. Tobias se réveilla sans séquelle et nous questionna. Où est ma fille ? Nous n’avions pas de réponse précise à lui donner. Est-elle morte ? Oui, en quelque sorte, répondis-je à voix inaudible. Il ne chercha pas à me faire répéter ma réponse, il pleurait la perte de son enfant.
Lorsqu’enfin nous arrivâmes chez nous, au moment précis où je posai le pied à terre, un aigle, semblable à celui de Sigrid, tournoyait au-dessus de nos têtes. J’aurais juré que c’était lui, mais les autres me répétaient que ce n’était pas possible. L’oiseau glatissait pour nous accueillir, c’était pour moi un message de bienvenue. Il ne resta que peu de temps et disparut subitement. Encore un de ses tours de passe-passe, pensai-je.
De longues semaines passèrent et je décidai de repartir en expédition. Les parents de Sigrid m’avaient offert le Sleipnir en héritage. J’avais tout d’abord refusé, ne pensant pas mériter un tel honneur, mais ils m’avaient convaincu en objectant que c’était ce qu’aurait voulu leur fille. “Ce bateau doit appartenir à une personne de cœur, et tu es cette personne”, avaient-ils justifié. Mon chagrin ne s’était pas dissipé et je m’en voulais toujours de ne pas avoir réussi à la protéger. C’est elle qui nous avait sauvés. Mais pourquoi ? Le saurions-nous un jour. Son sacrifice nous avait mis à l’abri et il était temps que j’affronte à nouveau les risques qu’encourt tout marin quand il part en mer. J’étais prêt.
Mon départ était prévu pour dans trois jours. J’avais demandé à Sunniva, ma cousine et la meilleure artiste du clan, de sculpter le Sleipnir en la mémoire de Sigrid et de son compagnon ailé. Je les voulais gravés dans le bois du navire, il n’était pas question que je parte sans eux. Je savais qu’ils me protégeraient encore. Sunniva acheva son chef-d’œuvre la veille du départ. Je n’avais pas espéré un si beau travail. Je connaissais tout le talent de ma cousine mais là, elle avait touché mon cœur. Elle avait choisi l’arrière droit du bateau pour accomplir son art. Sigrid était représentée debout, marchant sur des flots, ses longs cheveux volant au vent. L’aigle commençait son envol depuis son épaule, ses ailes à demi déployées. Je restai un long moment sans voix, juste à les contempler.
Des mois plus tard, alors que nous venions d’aborder au port de la ville crasseuse de Leberg, un vieil homme s’approcha de moi et me questionna :
— C’est toi l’chef de ce navire ?
Il n’était pas du coin, je n’aurais su dire d’où il venait, son accent ne m’était pas familier.
— En quoi ça te regarde vieillard ? lui lançai-je, un peu agacé.
J’étais harassé et j’avais un grand besoin de repos, mon caractère n’avait donc pas tendance à l’amabilité. Et, je n’aimais pas ce coin du Danemark. Mais ses habitants étaient de bons commerçants, nous étions obligés de venir ici. Nous avions du troc à négocier.
— Comment qu’ça s’fait que vous connaissez la déesse de la mer, vous, les gens du grand nord ?
Il s’adressait à moi tout en scrutant le bateau :
— Est-elle déjà apparue sur vos lointaines mers ? Jusque-là, j’n’ai eu qu’les dires des gens d’ici… Ils disent qu’elle et son oiseau guident les bateaux perdus ou en avarie.
— De quoi tu me parles ?
Il me montra du doigt la représentation de Sigrid sur le Sleipnir.
— Là ! La déesse et son aigle ! La nouvelle épouse du Dieu Ægir. Il est fou d’elle. Il est tellement amoureux qu’sa première femme, Ran, a préféré s’retirer au fond des mers.
Je ne voulais pas comprendre.
— De qui veux-tu parler enfin ?
— Bon sang ! Sur ton bateau là, c’est elle ! Elle lui donne bien du fil à retordre à Ægir. Avec ses envies de sauver les marins des tempêtes qu’il cause. J’peux te dire que Ran doit bien s’ennuyer au fond de l’océan. Y’a plus beaucoup de noyés à accueillir là-bas.
Il secoua un instant la tête comme pour acquiescer ses propres propos, puis il reprit :
— C’est une bénédiction. Et son aigle magnifique qui n’la quitte jamais ! Il en serait même jaloux le dieu. Mais bon, bien obligé qu’il l’accepte comme elle est la jolie, c’est lui qui l’a voulue. J’ai entendu dire qu’il l’a sauvée de la noyade, quand d’autres ils disent, qu’en vérité, il l’a kidnappée. Et le dieu Njörd, il aurait donné son accord à tout ça, à condition qu’la jeune déesse elle reste libre. Comme quoi, ils font bien c’qu’ils veulent les dieux. Enfin moi, j’fais que répéter ce qui s’dit par ici. Et c’est surtout ceux de cette terre, les danois, qui en racontent des choses. Alors, c’qui est vrai, c’qui l’est pas, je sais pas moi.
Je me décomposai.
— Sigrid ? l’interrogeai-je à voix basse.
— C’est donc ça le nom de la déesse ?
Il tenait à une main un godet rempli d’un alcool de couleur brune presque noire. L’odeur qui s’en dégageait n’était pas désagréable, elle donnait même envie d’y goûter. Il le leva vers le ciel et s’écria :
— A la tienne, bienveillante Sigrid, Déesse des mers !
Valérie Jacquin
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2 réponses à “Sigrid”
-
Première nouvelle que je lis. Bravo à toi!
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Merci de l’avoir lue !
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